Du continu à l'alternatif, l'électrification des chemins de fer français
 

(J-F Picard, 06 / 2013)  http://archivchemindefer.free.fr/




En 1955 en France, l'électrification de la ligne Valenciennes-Thionville coïncide avec le record de vitesse mondial de deux locomotives électriques lancées à plus de trois cent kilomètres à l'heure. A l'époque, peu d'observateurs notent que cette performance fut obtenue avec un système d'électrification ancien, le courant continu 1500 volts, alors que la rocade du Nord-Est inaugurait simultanément la première ligne de chemin de fer électrifiée en courant alternatif haute tension à fréquence industrielle (50 périodes ou Hertz par seconde). Selon la formule de l'époque, ce nouveau mode d'électrification devait permettre de faire circuler les trains les plus lourds d'Europe sous la caténaire la plus légère du monde. Désormais, le chemin de fer pouvait puiser son énergie directement auprès du producteur d'électricité, le nouveau système se voyant qualifié d'universel car susceptible de remplacer toutes les dispositions utilisées jusqu'alors. De fait, si les différents réseaux européens ont cherché très tôt à réaliser l'inter-opérabilité nécessaire à la circulation des trains, notamment en matière d'écartement des voies, d'attelages ou de systèmes de freinages, à l'inverse chacun décidait d'adopter un système particulier pour électrifier son réseau ferré. Sans entrer dans les détails, il existe aujourd'hui quatre standards d'électrification sur le vieux continent : l'alternatif monophasé à la fréquence spétiale de 16 2/3 périodes (Hz) en Suisse, en Europe centrale et en Scandinavie, le continu 1500 Volts en France et aux Pays-bas, le continu 3 kV en Belgique et en Italie et enfin le monophasé à 50 Hz dont il sera question ici. A coté d'arguments techniques et économiques, il existe donc des critères stratégiques, voire politiques dans le choix d'un système d'électrification. Ainsi, les querelles franco-allemandes qui ont émaillées le vingtième siècle avec deux guerres mondiales, peuvent expliquer pourquoi la France choisit d'abord l'alternatif monophasé à fréquence spéciale, l'abandonne en 1920 au profit du courant continu, pour revenir trente ans plus tard à l'alternatif à fréquence industrielle à l'heure de développer une coopération européenne.



Courant continu v/ courant alternatif

Au début du vingtième siècle, en Allemagne et aux Etats-Unis, l'industrie électrique naissante joue un rôle capital dans le développement du nouveau mode de traction autour de deux technologies, d'un côté le courant continu, de l'autre l'alternatif. La loi d'Ohm explique que la puissance d'un moteur électrique exprimée en watts est déterminée par une relation inversement proportionnelle entre le voltage et l'intensité de son alimentation (V = rI). En Amérique, Thomas Edison a fondé en 1892 la firme General Electric (GEC°) afin de développer les usages du courant continu, tandis que le développement du courant alternatif est l'apanage de sa concurrente, la firme Westinghouse qui industrialise les brevets Tesla du transformateur et réalise en 1905 la première électrification ferroviaire d'importance entre New-York et New-Haven. En Allemagne, Werner v. Siemens a fondé une firme qui porte son nom en commençant à fabriquer des tramways dont le premier réalisé pour l'exposition internationale d'électricité à Paris en 1881, tandis que Dolivo Dobrowolsky, le directeur de sa concurrente, Allgemeine Elektricitäts-Gesellschaft (AEG), a mis au point le moteur à induction, alternatif triphasé grâce auquel des automotrices prototypes franchissent les 200 km/h dès 1903 (cf. le sommaire des premiers articles de la RGCF sur l'électrification des chemins de fer). Quant à l'industrie électrique française, naissante, elle utilise des licences nord-américaines. Schneider utilise les brevets Westinghouse du courant alternatif et réunira ses filiales électriques en 1931 (Schneider- Westinghouse et Jeumont-Schneider) au sein de la société 'Matériel de traction électrique' (MTE-Schneider), la Compagnie Electro-mécanique (CEM) étant une filiale du Suisse Oerlikon. De son côté la 'Compagnie Française Thomson-Houston' (CFTH), filiale de la 'General Electric' (GEC°) américaine, fusionnera en 1928 avec l''Alsacienne de Construction Mécanique' (SACM) et en 1932 avec les 'Constructions électriques de France' (CEF) pour donner Alsthom (désormais sans 'h').



Le choix de l'exploitant


 Les compagnies de chemin de fer, autrement dit les exploitants, ont joué un rôle non moins important dans ces choix. L'électricité apporte des solutions à deux types de contraintes posées à l'exploitation, celle des réseaux urbains  d'une part, des lignes de montagne de l'autre. Pour sa simplicité, le continu basse tension fourni par des centrales thermiques devient - et restera - le champs d'action privilégié du métro et de la banlieue parisienne, comme ce fut le cas au P.O. et aux chemins de fer de l'Etat aux débuts du vingtième siècle. Dans les régions montagneuses, les turbo-alternateurs des barrages fournissent une énergie électrique facile à transporter. C'est ainsi que la Suisse a su développer très tôt son industrie autour de l'ensemble turbines-alternateurs-traction avec Oerlikon, Brown-Boveri à Baden, SLM à Winterthur, devenant très tôt l'un des leaders mondiaux de l'industrie électrique. Mais l'utilisation du courant alternatif en traction se heurte à certaines sujetions. Le triphasé permet la réalisation de machines robustes, mais aux dépens de la souplesse de fonctionnement des locomotives et nécessite un dispositif d'alimentation complexe qui le fera abandonner malgré quelques réalisations notables, par exemple  en Italie septentrionale. Quant au monophasé, la commutation des moteurs à collecteurs s'avère d'autant plus délicate que la fréquence du courant est élevée. D'où le recours à un courant à basse fréquence, parfois qualifiée de spéciale, dont la mise au point revient à l'ingénieur Hans Behn-Eschenburg de la firme Oerlikon. Les essais réalisés sur la petite ligne Seebach-Wettingen en 1904 s'avèrent si probants qu'ils conduisent les chemins de fer helvétiques à l'adopter pour électrifier la compagnie du Bern-Löchstberg-Simplon avant que le monophasé 16 2/3 Hz à 15 000 volts ne finisse par équiper l'ensemble de réseau ferré helvétique.



Les Chemins de fer du Midi (et le PLM)  optent pour l'alternatif

C'est ainsi qu'au début du vingtième siècle l'alternatif monophasé à fréquence spéciale suscite l'intérêt  de la Compagnie des chemins de fer du Midi, le plus montagneux des grands réseaux français. Son directeur Jean-Raoul Paul est un polytechnicien passionné d'électricité comme l'atteste sa participation au premier congrès international de la Houille blanche. Après une première réalisation en continu basse tension sur la petite ligne à voie métrique de Cerdagne de Villefranche de Conflent à La Tour de Carol, en 1910 le Midi décide d'équiper la ligne de Perpignan à Villefranche de Conflent  en 12 kV- 16 2/3 afin d'y tester six locomotives prototypes proposées par l'industrie. Ce choix est d'autant plus remarquable que la chaine pyrénéenne ne bénéficie alors d'aucune installation de production et que la construction de barrages dans les hautes vallées pyrénéenne est engagée non seulement au profit du chemin de fer, mais e l'électrification générale de l'ensemble du Sud-Ouest.  A la veille de la Première Guerre mondiale, les lignes de Lourdes à Pierrefitte, de Tarbes à Bagnères de Bigorre et l'amorce de la rocade Toulouse-Bayonne sont équipées, même si elles ne semblent avoir connues qu'un timide début d'exploitation électrique, contrairement à Perpignan - Villefranche exploité avec ce système jusque dans les années 1970. A la même époque au Sud-Est, après une première réalisation en continu basse tension sur la petite ligne alpine du Fayet à Vallorcine, le réseau Paris-Lyon-Méditerranée (PLM) entreprend des essais d'électrification en alternatif monophasé entre Cannes et Grasse en optant pour du monophasé 25 Hz distribué par l''Énergie Electrique du Littoral Méditerranéen'. Mais à l'inverse du Midi, le PLM qui ne s'inscrit pas dans une perspective d'électrification générale abandonne assez vite l'expérience.



La Grande Guerre et l'intervention de l'Etat

Survient la Première Guerre mondiale et l'apparition d'un nouveau protagoniste dans les programmes d'électrification générale, comme dans l'exploitation des chemins de fer, l'Etat, responsable d'une mobilisation industrielle suscitée par les besoins de la défense nationale. Privé des mines du Nord, la pénurie de charbon pénalise les chemins de fer français qui y puisent encore l'essentiel de ses ressources, les grands réseaux sont placés en 1917 sous la tutelle du ministère des Travaux publics qui les convie à rationaliser leur exploitation grâce à un programme d'électrification qui permettrait d'économiser deux millions de tonnes de charbon par an. En fait, le ministère des Travaux publics exhume un programme d'électrification de neuf mille kilomètres de lignes élaboré avant la guerre, fondé sur des concessions d'usines hydroélectriques accordées aux grands réseaux, le P.-O., le Midi et le PLM. Concernant le réseau électrique, une circulaire précise en avril 1918 que "pour les installations de production distribution d'électricité à réaliser dans les régions dévastées par l'ennemi et pour des concessions nouvelles, on (devra) adopter le courant l'alternatif triphasé à cinquante périodes (50 Hz)", devançant ainsi une normalisation préconisée en 1922 par la Conférence internationale des grands réseaux d'énergie (CIGRE). Le 14 novembre 1918, soit trois jours après l'armistice qui marque la fin de la Grande Guerre, le ministère des Travaux publics installe un 'comité d'études pour l'électrification des réseaux de chemins de fer d'intérêt général'. Cet organisme est placé sous la présidence de Gabriel Cordier, le patron de l''Électricité du Littoral Méditerranéen' qui a permis les essais du PLM avant-guerre. Il comprend le ministre de l'industrie, Louis Loucheur, son rapporteur est un universitaire, le professeur Alexandre Mauduit de la Faculté de Nancy. L'Etat-major y a dépêché ses représentants qui expriment les réticences militaires vis-à-vis d'éventuelles électrifications des lignes de l'Est et du Nord de la France. Car ce comité réunit évidemment les représentants des grands réseaux, Hippolyte Parodi pour le P.-O., Natalis Mazen pour l'État, Ferrand pour le PLM, ainsi que des ingénieurs des PTT, mais, curieusement, aucun repréntant de la compagnie du Midi.




Les investigations du comité d'étude pour l'électrification des chemins de fer

Début 1919 sous ses auspices, une mission technique se rend en Suisse et en Italie pour étudier l'électrification en alternatif, système défendu par le professeur Mauduit. Puis en juillet aux États-Unis pour évaluer le continu, cette fois à l'instigation de Parodi. Les premières conclusions du comité traduisent un enthousiasme modéré puisqu'il est fait état d'expériences fragmentaires - un millier de locomotives électriques en service dans le monde contre trois cent mille à vapeur - et surtout d'une diversité de dispositions techniques qui conforte certains de ses membres dans la conviction de la supériorité de la vapeur. Lors d'une conférence donnée devant la Société française des électriciens, Natalis Mazen qui est alors engagé dans un vaste plan d'électrification de la banlieue de l'ouest parisien déclare que : «l'électricité n'a pas encore fait ses preuves en grande traction ferroviaire. Aux Etats-Unis, elle a surtout été source de difficultés techniques et économiques; par exemple elle ne permet pas de faire mieux que les locomotives à vapeur. Au reste, l'électrification des chemins de fer n'est intéressante que pour les lignes de banlieue où on peut faire circuler des automotrices à adhérence totale, d'où d'ailleurs (notre) préférence pour le courant continu basse tension plus pratique sur ce type de matériel» (N. Mazen, 'La grande traction par l'électricité, l'état actuel de la question, RGCF, 1919). Parallèlement à cette enquête administrative, un débat s'amorce entre les constructeurs de locomotives et les exploitants. Les premiers organisent une mission d'industriels français en Suisse, avec à sa tête Georges Darrieus, ingénieur à la 'Compagnie électro-mécanique' (Brown-Boveri), afin de réexaminer les réalisations en alternatif. Les exploitants y répondent en dépêchant l''Office central de construction et d'étude du matériel ferroviaire' (OCEM), une émanation des grands réseaux et ils vont visiter le 'North-Eastern' britannique où existe une ligne électrifiée en 1,5 kV continu par la firme 'Dick Kerr' (English Electric). En définitive, une décision ministérielle du 29 août 1920 décide d'unifier le système d'électrification des chemins de fer français autour du courant continu à la tension de 1500 volts, exceptionnellement portée à 3 kV, l'alternatif monophasé étant rejeté au prétexte des perturbations qu'il engendre dans le réseau téléphonique longeant les voies ferrées.



          
L'alternatif et le continu, Jean-Raoul Paul et Hippolyte Parodi,  pionniers de l'électrification ferroviaire  (DR)


Affinités industrielles et dirigisme technique

Cette décision équivaut à condamner les premières réalisations du Midi en courant alternatif. En réalité, si la brutalité de la sentence doit beaucoup aux pratiques dirigistes de la guerre où une administration centrale en position de force pouvait imposer son arbitrage, il convient aussi d'évoquer le rôle de certains exploitants et de leurs politiques d'équipement. Ainsi, le continu 1,5 kV a été souvent qualifié de 'système Parodi', tant  l'électricien du P.-O. semble avoir pesé dans la décision ministérielle. Certes, Parodi reconnaît la supériorité théorique de l'alternatif pour la traction, mais il lui reproche son incapacité à consommer directement le courant du réseau de transport haute tension. Plus tard, il racontera s'être rapproché de Behn-Eschenburg pour lui demander s'il pensait pouvoir fabriquer des moteurs directs fonctionnant en monophasé cinquante périodes. La réponse négative de son interlocuteur l'aurait convaincu du peu d'intérêt du dispositif : «En Allemagne et en Suisse, écrit-il en janvier 1920 dans la RGCF, une théorie purement étatiste (sic) et très particulariste a abouti à des centrales électriques construites et exploitées par l'État, uniquement pour alimenter les réseaux de chemin de fer» . Dès lors dit Parodi, pourquoi ne pas recourir au courant continu expérimenté sur la banlieue parisienne, «...susceptible d'être fourni à partir de n'importe quelle source primaire » (H. Parodi, 'Le développement actuel de la traction électrique sur les grands réseaux de chemin de fer', RGCF, janv. 1920). Or, si le courant continu se prête bien l'alimentation des moteurs à collecteurs, il crée de grosses sujétions en matière d'équipements fixes, par exemple la multiplication des sous-stations pour transformer le triphasé haute tension du réseau général en courant continu et une caténaire lourde destinée à supporter un gros ampérage. Bref, s'il ne conteste pas que son coût d'équipement soit supérieur à celui de l'alternatif, Parodi estime que le continu 1500 volts n'empêchera pas l'électricité ferroviaire de sortir des usages où elle était cantonnée jusque là, i.e. la banlieues et les lignes de montagne. Ajoutons enfin que derrière le rejet du monophasé alternatif se profile le refus des ingénieurs français de solliciter les compétences des électriciens d'outre-Rhin. Si l'argument a pu jouer, Parodi a aussi souhaité recourir à la technique du vainqueur, c'est-à-dire au courant continu utilisé de la 'General Electric'. Loin de renier cette  influence nord-américaine, le P.-O. rappelle avec fierté qu'il a électrifié sa banlieue avec le système Thomson-Houston, voire qu'en 1917, la compagnie a assuré le débarquement en Europe des troupes du général Pershing. Pour Parodi, nul doute que le courant continu constitue le nec plus ultra en matière de traction ferroviaires, ce dont il veut pour preuve l'exemple américain où l'on compte en 1915 plus de 4000 Km d'électrification en continu 1,5 kV, bien plus que dans tout autre système. Reste que le P.-O. devra recourir à l'industrie suisse pour équiper son réseau. La 'Compagnie électro-mécanique' (CEM), filiale technique de Brown-Boveri, construit les groupes tournants de ses sous-stations, tandis que le constructeur helvète réalise la célèbre 2D2 501, archetype des locomotives de vitesse en France pendant un quart de siècle.



L'extension du 'système Parodi'

Dans les années 1920, les amènagements hydro-électriques du Massif Central permettent au P.-O. d'électrifier la ligne Paris Vierzon . Si la décision d'utiliser le 1500 volts continu paraît taillée à sa mesure, elle conduit son voisin du méridional à reconsidérer son choix d'avant-guerre sur l'alternatif. Le Midi doit donc équiper son réseau avec le système Parodi. De plus, soucieux d'intégrer son électrification dans un développement industriel régional, le Midi participe à l'industrialisation de la Bigorre et de la région toulousaine, les 'Construction électriques de France' (CEF) installées à Tarbes en 1918 sont chargées de réaliser son appareillage de production et de traction dont les fameuses BB Midi, archétype réussi des locomotives pour service mixte. Cependant, l'exploitation de ce réseau a donné quelque souci à la tutelle. L'abandon de l'alternatif a majoré le coût d'une d'électrification dont le ministère des Travaux publics en vient à dénoncer l'irréalisme. Certes, mû par ses ambitions initiales, la compagnie a peut être équipé exagérément des petites lignes pyrénéennes, dont certaines aujourd'hui disparues. A la suite de la crise économique de 1929, le Midi doit fusionner avec le P.-O. son grand voisin septentrional. Grâce au soutien des pouvoirs publics, notamment du plan Marquet de grands travaux pour lutter contre le chômage, l'ensemble 'P.O.-Midi' continue l'électrification des lignesdu  Sud-Ouest jusqu'à achever celle de Paris à Irùn à la frontière espagnole. Quant aux autres réseaux, ils ont aussi réalisé leurs électrifications en 1500 volts continu, mais sans la même ampleur. Le PLM équipe en troisième rail la ligne de Culoz à Modane par où transite l'essentiel du trafic franco-italien , tandis que dans les années 1930 l'État électrifie la ligne Paris-Le Mans pour laquelle le recours au système Parodi semble avoir été discuté (Cf. M. Garreau, 'L'état actuel de l'électrification des chemins de fer', RGCF, fév. 1938).



Le numéro spécial de la Revue générale des chemins de fer (mai-juin 1937) consacré au congrès international des chemins de fer à Paris  fait la part belle à la traction électrique


Les projets de la SNCF

A la naissance de la SNCF, c'est-à-dire en 1938 au moment de la nationalisation des chemins de fer, malgré son cout d'équipement élevé le continu 1500 v. règne en maitre sur le réseau ferroviaire français. Si certains pays ont adopté le continu, c'est surtout à la tension de 3 kV, comme la Belgique et l'Italie qui dispose alors du plus long réseau de lignes électrifiées d'Europe. En réalité le 1500 continu n'a peut être pas eu l'extension prévue par ses promoteurs, aux États-Unis, il n'a guère dépassé le vaste réseau des 'interurbains' du middle-West, tandis qu'on ne le rencontre sur le vieux continent qu'aux Pays-Bas et dans le Nord de l'Espagne. La France compte alors 3300 Km. de lignes électrifiées avec ce système, soit 8% de son réseau ferré ce qui n'est pas négligeable, mais le 1500 v. continu reste très minoritaire en Europe par rapport à l'alternatif 16 2/3 dont disposent les réseaux d'Europe centrale et septentrionale. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, pratiquement l'ensemble du réseau suisse est électrifié tandis que l'Allemagne dispose déjà de deux mille kilomètres de lignes, Berlin-Leipzig, en Bavière et en Silésie. Pour la jeune SNCF, même si les options techniques restent ouvertes, il est clair que l'électrification reste la carte maîtresse de la modernisation ferroviaire dans un pays moins bien loti en ressources charbonnières que ses voisins septentrionaux, mais qui a la chance de disposer d'un important gisement hydroélectrique encore sous-exploité. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, la société nationale décide de lancer l'électrification de la ligne Paris-Lyon en la couplant avec les aménagements hydroélectriques afférents, notamment la construction du barrage de Génissiat sur le Rhône. En 1940 au lendemain de la défaite, le régime de Vichy installe un ministère de la Production industrielle et majore le plan SNCF de 5 milliards de francs, mais les circonstances empêchent le démarrage du chantier et l'électrification Paris-Lyon ne sera livrée à l'exploitation qu'au début des années 1950. La seule électrification menée à bien sous l'occupation concerne la section Brive-Montauban sur l'artère Paris-Toulouse. Pour palier les difficultés d'approvisionnement du chantier, il a fallu récupèrer du matériel sur des lignes électrifiées avant-guerre, notamment Neussargues-Bézier, et utiliser du câble en alliage d'aluminium au lieu du cuivre, voire substituer le béton aux profilés métalliques des poteaux de caténaires. Brive-Montauban est mis sous tension à la fin de 1943, quelques mois avant d'être sabotée par la Résistance. Quant à l'électrification Paris-Lyon et Marseille, compte tenu de son importance l'opportunité d'un changement de technique fut soulevée dès l'élaboration du projet.  Plusieurs possibilités s'offraient pour se substituer au système Parodi, le continu 3 kV adopté par les Italiens et surtout l'alternatif à 16 2/3 Hz des Allemands. Au lendemain de la défaite, alors que la SNCF est placée sous l'étroit contrôle du vainqueur, il semble que l'occupant ait voulu introduire son système d'électrification sur les réseaux français et néerlandais. Si le ligne Paris-Lyon puis Marseille est finalement équipée en 1500 v. continu, l'attention portée par les ingénieurs français au monophasé à fréquence industrielle doit beaucoup aux circonstances et notamment aux idées de Louis Armand. Entré au PLM quelques années auparavant, ce polytechnicien s'intéresse aux incidences économiques de la traction ferroviaire. Dans un livre de souvenirs ('Propos ferroviaires', Paris, Fayard, 1969), Louis Armand a raconté comment, alors qu'il était entré en Résistance, il dut tergiverser au sujet de certains projets germaniques, tel celui d'un super réseau européen à voie large électrifié en alternatif haute tension à 50 Hz, un mode de traction développé en Hongrie par l'ingénieur Kalmàn Kàndo de la firme Ganz, testé par la 'Deutsche Reichsbahn' en 1936 sur la petite ligne du Höllental en Forêt Noire.




L'intérêt économique du monophasé à fréquence industrielle

Pour l'exploitant ferroviaire, le principal intérêt de l'alternatif à 50 Hz consiste à puiser directement l'énergie nécessaire à la traction auprès du fournisseur d'électricité, donc de réduire le budget d'équipement. Le développement d'un réseau de grand transport d'énergie ne se limite évidemment pas à l'usage du seul chemin de fer, En Allemagne, comme en France le rail ne représentant que 3% de la consommation électrique générale. Envoyé en mission d'information en Allemagne par Louis Armand en 1943, l'un des patrons de la firme Schneider-Westinghouse, Paul de Giacomoni, publie dans la 'Revue générale des chemins de fer' une courte note où il dresse le bilan économique encourageant des essais réalisés sur la ligne du Hollenthal (RGCF, mai-juin 1943). Mais pour diverses raisons techniques sur lesquels on va revenir, la Reichsbahn veut abandonner ces essais. Au contraire, à la SNCF une réunion se tient  le 7 juin 1944, le lendemain du débarquement allié en Normandie, dont émane une note interne qui suggère " l'installation « du 50 pps. (périodes par seconde) sur des lignes de trafic moyen dont l'électrification en continu basse tension ne saurait se justifier, Clermont-Ferrand Nîmes par exemple, pour lesquelles on pourra se contenter de locomotives moins puissantes qu'avec l'ancien système [i.e. Parodi] » (note interne à la DG SNCF, service O, n° 4993, arch. A. Blanc) . A la Libération, aux côtés d'un Jean Monnet au Plan,  Louis Armand qui vient d'être nommé directeur général de la SNCF  se révèle l'un des grands modernisateurs des "trente glorieuses". Il estime que loin de n'être que source de déficit, le rail recèle des possibilités de productivité et des réserves d'innovation susceptibles de servir à la reconstruction et à la croissance économique du pays. A l'occasion du Congrès pour l'avancement des sciences tenu à Biarritz en 1947, il rappelle qu'une fois achevé Paris Lyon en continu 1500 volts, il ne restera que quelques centaines de kilomètres à équiper sur le réseau français avec ce système, soit moins de la moitié des lignes susceptibles de l'être à moindre coût (L. Armand, 'Problèmes techniques posés par la traction monophasée à 50 périodes et leur solutions', RGCF, fév. 1948). Il avance que le recours au monophasé à fréquence industrielle devrait permettre de réduire les investissements nécessaires en diminuant d'un facteur dix le nombre des sous-stations, réduites à de simples postes de distribution, tout en permettant l'allégement corrélatif de le caténaire. Globalement, l'économie envisagée atteindrait 50% d'une électrification à la Parodi.




La Division d'étude de la traction électrique

Mais auparavant, il convient de lever quelques hypothèques techniques. La tâche incombe à la la Direction d'études de la traction électrique (DETE), un service installé à la nationalisation, d'abord dirigé par Maurice Villeneuve qui vient du P.-O., puis par Marcel Garreau et Fernand Nouvion, deux ingénieurs  issus des Chemins de fer de l'Etat. La DETE est chargée de la normalisation du matériel issu des anciennes compagnies et, surtout, des fonctions de recherche et développement désormais dévolues à la SNCF. Parmi les problèmes posés aux ingénieurs de la SNCF, la ponction d'un courant monophasé sur un réseau triphasé provoquant des déséquilibres entre phases, source de gêne dans la distribution du courant. Après des essais réalisés sur la ligne du Höllenthal située dans la zone d'occupation française, la SNCF  décide de réaliser d'une ligne d'essais en France. Délaissant la Massif Central initialement envisagé, le choix du savoyard Louis Armand se porte sur la petite ligne d'Aix-les-Bains à la Roche-sur-Foron. Mise sous tension en alternatif 20 puis 25 kV en 1950, l'expérience confirme la nécessité de soigner le couplage du réseau haute tension d'EDF au chemin de fer. La mise au point des dispositions adéquates bénéficie de l'enthousiasme des électriciens récemment nationalisés qui n'hésitent pas à tester leur réseau en défaillance de phase. Une autre contrainte posée par l'utilisation du 50 Hz concerne le fonctionnement des engins de traction, plus précisément la commutation des moteurs à collecteurs. Rappelons d'abord qu'au début du siècle, cette difficulté avait fait adopter le monophasé à fréquence spéciale en Suisse, puis en Europe septentrionnale. «Si le monophasé à fréquence industrielle peut faire ressortir une économie des coûts d'équipement par rapport au continu, encore faut-il que cette simplification apportée à l'alimentation ne rejette pas sur les locomotives des difficultés susceptibles de manger le bénéfice » conclut Marcel Garreau ('Une électrification légère pour trains lourds', causerie X-cheminots, 31 janv. 1952).




Louis Armand (à g.) et Marcel Garreau les promoteurs du 50 Hz, lors d'une conférence au CNAM circa 1950 (DR)


Sur le Höllental, les constructeurs allemands avaient testé diverses solutions, convertisseurs de fréquence, redresseurs mono-continus (AEG, Brown Boveri), voire l'utilisation directe du courant dans les moteurs (Siemens). Mais tandis que les locomotives à redresseurs provoquaient d'importantes perturbations harmoniques dans la distribution électrique, la commutation de la machine à moteur direct n'avait jamais donné satisfaction. Pour la ligne de Savoie, la DETE met en concours la réalisation de trois locomotives prototypes. Oerlikon et Alsthom proposent chacun une machine à moteurs directs, MTE-Schneider une locomotive à groupes tournants. La première  livrée à la SNCF, la CC 6051 à moteurs directs conçus par l'ingénieur Pierre Leyvraz chez Oerlikon, est une machine à six essieux d'une centaine de tonnes pour plus de 4000 cv. A la grande satistaction d'Armand, sa mise en service prouve d'emblée que la traction nouvelle s'inscrit dans le cahier des charges fixé par la SNCF. Reste que ce type de moteur présente certains inconvénients, outre son origine étrangère qui suscite les protestations syndicales au sein de son conseil d'administration (10 avril 1947), les ingénieurs redoutent une commutation délicate susceptible de nécessiter un entretien dispendieux. Une autre solution implique l'usage de redresseurs pour transformer le courant alternatif en courant continu. Dans les sous-stations de l'ancienne compagnie du Midi, des redresseurs à vapeur de mercure permettaient de fournir au chemin de fer le courant continu de traction. L'initiative de monter un tel dispositif dans une locomotive revient à Jean Trollux, le directeur de la division traction d'Alsthom. La locomotive ainsi équipé (BB 8051) révèle les qualités de l'ensemble redresseur-transformateur pour alimenter des moteurs de traction. En fait, la solution idéale repose sur l'ignitron, un redresseur sec à impulsion d'allumage inventé par la firme Westinghouse dans les années 1930 pour les besoins de l'électro-métallurgie. En 1947, à l'issue d'une mission d'étude menée aux Etats-Unis, Marcel Garreau décide d'en équiper une vieille automotrice de la banlieue Saint-Lazare (Z 9055). Appareillée par Schneider-Westinghouse pour la ligne ligne de Savoie, l'ignitron révèle les performances prometteuses de l'électronique de puissance en matière ferroviaire.


Yves Machefert-Tassin présente un ignitron SW monté sur la Z 9055 (DR)


1951, le congrès d'Annecy et la construction européenne

A l'automne 1951, Louis Armand décide d'organiser un congrès international d'électrotechnique à Annecy afin de dresser un premier bilan des essais de Savoie et d'évoquer les perspectives d'avenir du nouveau mode d'électrification. Il vient de déclarer au conseil d'administration de la SNCF que le chemin de fer est appelé à devenir l'épine dorsale de la Lotharingie industrielle. En cet immédiat après-guerre, l'unification européenne passe d'abord par la normalisation des relations franco-allemandes. Une fois repoussées les prétentions d'annexion de la rive gauche du Rhin, puis de la Sarre par la France, l'année 1949 a vu la naissance de la République fédérale allemande et les débuts de l'unification européenne, tandis que la 'Bundesbahn' (DB) a remplacé la Reichsbahn. Le ministre français de l'Économie, André Philip, saisit l'Assemblée consultative du conseil de l'Europe d'un projet de coordination des industries de base et des transports de la région Ruhr - Sarre - Lorraine. Puis, le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schuman, propose la création d'une Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA), première étape vers le Marché commun. Ainsi, le congrès d'Annecy réunit l'aréopage de l'industrie électrique dans la perspective de la construction européenne. Le secrétaire d'État aux Transports allemand, le dr. Fröhne, y rencontre son homologue français le secrétaire général du ministère des Travaux publics, l'ingénieur général Dorges, pour demander que «...le congrès aborde non seulement des questions techniques, mais aussi des questions politiques. Il s'agit d'unifier l'Europe en supprimant les frontières électriques entre réseaux ferrés ».  Du côté des exploitants, le dr. Ing. Peters représente les Chemins de fer allemands (DB), le dr. Ing. Meyer les Chemins de fer fédéraux suisses (CFF), le dr. ing. Musquar  les Chemins de fer luxembourgeois (CFL). Roger Gaspard le directeur général d'EDF vient à Annecy comme le dr. Schwering son homologue de la Société d'électricité de la Ruhr, etc. Les constructeurs électriciens sont évidemment présents : AEG, Alsthom, les Ateliers de construction électrique de Charleroi, Brown Boveri, Schneider, Oerlikon, Siemens, Westinghouse dont le directeur, H.F. Brown, est venu spécialement en Europe pour présenter les fameux ignitrons. Dans son discours d'ouverture, Louis Armand rappelle les avantages économiques du courant industriel et propose rien de moins qu'une fusion des chemins de fer européens autour de cette nouvelle technique : «tous les moyens de transports devront concourir la constitution de l'Europe unie. Dans cette tâche, il est d'autant moins question d'éliminer le rail que seul il peut remplir les obligations d'un grand service public» ('L'électrification en courant monophasé à 50 périodes et les journées techniques d'information d'Annecy les 12-15 oct. 1951, RGCF, nov. 1951).



La ligne Valenciennes-Thionville

Le 10 février 1951, un protocole signé entre la DB, les 'Chemins de fer luxembourgeois' (CFL) et la SNCF a prévu l'électrification de la ligne de Valenciennes à Thionville et de cette dernière localité à Koblenz en Allemagne. Mais l'éventualité d'étendre le monophasé 50 Hz à en Europe de l'ouest se heurte à de fortes réticences. En France d'abord, il est contesté par Hippolyte Parodi, qui a dénoncé à Annecy : «...la remise en cause, à l'issue d'une étrange discussion, d'un dispositif (le 1500 volts continu) que l'on pensait définitivement adopté après la guerre de 1914-18, contre le système allemand et suisse.../ Même les Allemands ont adopté le continu pour les banlieues de Hambourg et de Berlin (S-Bahn) » insiste l'ancien électricien du P.-O. récemment élu à l'Académie des sciences (H. Parodi, 'De l'électrification en courant continu 1500 volts à l'électrification en courant monophasé 50 Hz, RGCF, nov. 1951).  D'un autre coté, en Suisse comme en Allemagne, les exploitants se révèlent peu soucieux d'abandonner leur système d'électrification à fréquence spéciale. Alors que la DB est sur le point de lancer un ambitieux programme d'électrification destiné à évincer la vapeur, son patron, le dr. Peters, rappelle son peu d'enthousiasme pour les essais du Höllental «...le 16 2/3 a fait ses preuves et confirmé son utilité économique en Allemagne, dit-il. Si les Chemins de fer allemands, faisant preuve d'une grande largeur d'esprit se sont déclarés prêts à étudier en relation avec la SNCF la ligne Valenciennes-Trier (Trêves)-Koblenz, ils ne croient pas pouvoir en tirer qu'un bilan d'électrification en cinquante périodes se présente mieux qu'en 16 2/3» . Quant au dr. Meyer, directeur aux Chemins de fer fédéraux suisses, il confirme que «...son pays reste très content du 16 2/3 » (M. Peters, 'L'électrification en Allemagne et les projets de la SNCF' et pr. Fröhne 'L'unification de l'Europe et le congrès d'Annecy', discussions et débats, ibid.). Malgré d'ultimes échanges, notamment à propos de l'électrification des lignes de la Ruhr, les Allemands ne reviendront pas sur leur position. Dans l'immédiat l'électrification en courant industriel ne concerne que l'artère Valenciennes Thionville et les Chemins de Fer Luxembourgeois, l'alimentation électrique étant assurée par les centrales des houillères. Elle répond à l'ambition de la SNCF de supprimer la traction vapeur sur une ligne de profil difficile qui voit le plus fort trafic marchandise du réseau français (minerai de fer, coke, produits sidérurgiques). Pour assurer ce trafic lourd, la SNCF adopte la technique éprouvée des groupes convertisseurs mono-continu ou mono-triphasé des CC 14000 et 14100, des machines aptes à enlever des tonnages élevés, mais qui n'ont pas besoin de courir vite. Reste que cette mutation n'est pas sans provoquer l'inquiétude du directeur de la région Nord qui hésite à substituer des machines électriques à ses locos à vapeur, allant jusqu'à suggérer de tendre d'abord la caténaire du 50 Hz sur la banlieue parisienne. Ce qui sera fait, mais plus tard. Sur la ligne du Nord-Est, des machines légères sont prévues pour assurer les trains de voyageurs et de messagerie. Sont commandées une quinzaine de locomotives à moteurs directs (BB 13000) et cinq à ignitrons (BB 12000). Construites par MTE, les BB 12000 révèlent outre la quasi innocuité de leurs redresseurs statiques sur le réseau EDF, d'extraordinaires capacités d'adhérence, pratiquement double de ce qu'imaginaient ses concepteurs. A l'occasion, l'une de ces machines décolle une rame de 1600 tonnes en rampes de onze pour mille et Marcel Garreau note dans ses cahiers techniques « ...que le moteur à courant continu se révéle capable d'avaler les ondulations du courant redressé, en fait du cent périodes, beaucoup plus facilement qu'on ne l'imaginait» (arch. A. Blanc.)



Pour autant, la réussite de l'électrification de la ligne du nord-est ne solde pas le débat technique franco-allemand. Dans un numéro spécial de la 'Revue générale des chemins de fer' consacré aux journées d'information de Lille en mai 1955, la DETE dresse un premier bilan de l'exploitation de Valencienness-Thionville. Marcel Garreau a comparé le coût de son électrification avec ce qu'il aurait été si elle l'avait été en 16 2/3 pour en déduire un bénéfice des deux tiers en équipement et de 10% en exploitation au bénéfice du nouveau système. Evidemment, ces chiffres sont récusés par les ingénieurs allemands. Dans un droit de réponse publié dans la revue 'Elektrische Bahnen' : « il (leur) semble peu vraisemblable que le coût réel d'exploitation d'un réseau de production transport d'énergie propre au chemin de fer (i.e. en 16 2/3) soit supérieur à celui d'une partie d'un réseau public affecté à cette tâche. C'est même à ce niveau que les choses s'enveniment puisque le 50 Hz requiert des sectionnements de caténaire et des transformateurs spéciaux (les groupes Scott destinés à rétablir l'équilibre du réseau triphasé), donc des solutions simplistes pour une électrification spartiate». De plus, contestant les performances exceptionnelles des nouvelles locomotives, les ingénieurs allemands s'indignent d'entendre leurs confrères français affirmer que des machines à quatre essieux en 50 Hz équipées de redresseurs seraient supérieures à leurs locomotives à six essieux en 16 2/3. Aussi les cousins germains prétendent ne voir que tromperie (betrug) dans les arguments des voisins gaulois   (M. Garreau, 'Bilans comparés des différents systèmes de traction électrique, l'électrification en courant monophasé 50 Hz de la ligne de Valenciennes à Thionville et les journées d'information de Lille (11-14 mai1955)', RGCF, juillet 1955 et la réponse  de ses collègues allemands,‘Stellungnahm des Deutsche Bundesbahn zu den Worträgen auf des Informationstagung des Franszösischen Staatsbanhnen in Lille vom 11.bis 14 Mai 1955', Elektrische Bahnen, mai 1956).





La situation en Europe occidentale au milieu des années 1960. YMT,  'La traction électrique'; Op. cit.


Technique universelle et filières nationales

S'il est peu contestable que le 50 Hz a finalement assuré sa supériorité technique et économique, sa cause fut peut-être plaidée de manière maladroite. L’idée évoquée au début des années 1950 d'une extension de Thionville vers Coblence rappellait certaines visées annexionnistes gauloises sur la rive gauche du Rhin. De plus, les Allemands pouvaient s'étonner de se voir imposer un système d’abord essayé chez eux, mais qui auraient introduit sur leur réseau des frontières techniques que ne manqueraient pas de rencontrer les Français sur le leur. Cela pour ne rien dire des effets d'un chauvinisme technique demeuré suffisamment vif de part et d'autre du Rhin pour que la 'Deutsche Bahn' obtienne de réserver sa place à la fréquence spéciale dans les spécifications d'interopérabilité européenne, enfin pour ne pas évoquer les tentatives avortées de rapprochement entre les constructeurs Alstom et Siemens. Cette situation est d'autant plus absurde disait André Blanc, un ancien directeur du matériel à la SNCF, que les progrès de l'électrotechnique font que les nouvelles locos en 16 2/3 sont équipées de moteurs synchrones ou asynchrones à courant redressé, ce qui annule l'intérêt de l'alternatif à fréquence spéciale. L'histoire de l'électrification ferroviaire en 50 Hz révèle donc ce que l'innovation technique doit à de filières nationales telles qu'on les a rencontré dans l'énergie nucléaire, l'aérospatiale ou les télécommunications par exemples. Reste que l'extension du 50 Hz s'est poursuivie grâce à des machines bi puis poly-courants parformantes qui ont permis de compléter l'électrification du réseau SNCF, tout en bénéficiant de l'essor de l'industrie électro-nucléaire à laquelle a d'ailleurs contribué Louis Armand. En France, l'essor de l'industrie électro-mécanique incite la DETE à constituer en avril 1954 un 'Groupement cinquante périodes' afin de réunir les constructeurs allemands, belges, français et suisses en vue d'électrifier la ligne d'Istamboul à la frontière grecque, de construire des locomotives pour l'URSS et la Chine, de participer à l'électrification des chemins de fer portugais et des 'Indian Railways', pour finir par détenir dans les années 1970 plus des deux tiers des marchés d'électrifications ferroviaires hors de la communauté européenne. Aujourd'hui, le  25 kV - 50 Hz est aussi bien utilisé sur le TGV français que sur le Shikansen japonais. En définitive, Fernand Nouvion l'instigateur du record de vitesse en 1955 le reconnait, "en 1990 le TGV a battu un record de 515 km/h en prenant 700 Ampères à la caténaire, moi, j'en avais pompé plus de 5000 avec la CC 7107 ! La conclusion était claire, il fallait passer au monophasé haute tension".




Repères bibliographiques

Machefert Tassin Y.,  La traction électrique in 'Histoire des chemins de fer en France' (pp. 195 -246), Les presses modernes, 1963
Machefert Tassin Y., Nouvion F., Woimant J., 'Histoire de la traction électrique', tome I, des origines à 1940, La Vie du Rail, 1980, tome II, De 1940 à nos jours, Ibid., 1986
Vergez-Larrouy J. P., Les chemins de fer du Midi, LVDR, La Régordane, 1995
Vergez-Larrouy J. P., Les chemins de fer Paris - Orléans, LVDR, La Régordane, 1997
 





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