Source : Archives du chemin de fer

Le 25 kV chez nos voisins Luxembourgeois


Matthieu LAPADU-HARGUES


Document publié dans la revue "Correspondances" N°16 de décembre 2004/janvier 2005.
Retranscrit ici avec l'aimable autorisation de Jehan-Hubert Lavie.

Pays de transit au cour de l'Europe et de ses mutations depuis la seconde guerre mondiale, le Luxembourg est doté aujourd'hui d'un réseau moderne d'environ 270 kilomètres en forme d'étoile et presque intégralement électrifié. Alors que le pays était entouré de trois systèmes différents, les CFL ont choisi le 25 kV - 50 Hz au milieu des années cinquante. Charles-Léon MAYER, Directeur Général adjoint honoraire des CFL, a pu nous éclairer sur ce choix et les conditions de l'électrification qui a suivi.


Luxembourg, capitale du Grand Duché, constitue le noeud d'un réseau ferré à cinq branches vers les pays voisins, deux d'entre elles étant reliées par la ligne de ceinture du sud Bettembourg - Pétange par Esch-sur-Alzette. Avant la seconde guerre mondiale, l'ensemble est concédé à trois compagnies distinctes. La "Société Royale Grand-Ducale des Chemins de Fer Guillaume-Luxembourg" (GL), à capitaux français, qui n'a jamais possédé son propre matériel roulant : il ne s'agit que d'une société immobilière dont le réseau est exploité par les Français des Chemins de fer de l'Est de 1857 à 1872 puis l'Elsass-Lothringen allemand à partir de 1872, l'Alsace-Lorraine français à partir de 1919 puis la SNCF de 1938 à 1940. La "Société des Chemins de Fer et Minière Prince-Henri" (PH) est une entreprise à capitaux belges orientée vers le trafic des marchandises produites par les nombreuses industries locales. Pour cela elle possède un important parc spécifique. Pour sa part, le "CVE" ou "Chemin de fer à Voie étroite de l'Etat" constitue un ensemble de trois sociétés rassemblées par l'Etat luxembourgeois en 1934. Leur trafic est varié et, si le courant des voyageurs du Guillaume-Luxembourg est constitué majoritairement des axes de transit France - Allemagne et Pays-Bas - Belgique - Suisse, les flux de marchandises du réseau Prince-Henri sont axés sur les industries locales où les produits sidérurgiques sont prépondérants. A l'exportation, le minerai de fer est envoyé vers l'Allemagne et la Belgique. A l'importation, du coke de la région d'Aix-la-Chapelle (Aachen) est acheminé par la ligne du Nord. Le 10 mai 1940, l'invasion allemande a lieu et la toute puissante Deutsche Reichsbahn prend évidemment le contrôle de l'ensemble du système ferroviaire luxembourgeois.



Création des CFL puis choix du 25 kV


A la libération du pays, le réseau est dévasté et tout ou presque est à refaire ; ainsi, sur la ligne du Nord les Allemands s'en sont pris à presque tous les ouvrages d'art lors de leur retraite. Constatant que la Reichsbahn avait obtenu l'unification des anciens réseaux qu'elle avait littéralement annexés en 1940, l'Etat luxembourgeois décide la création de la Société Nationale des Chemins de Fer Luxembourgeois (CFL) le 14 mai 1946. L'intégration des pays voisins à la nouvelle entreprise est évidente pour avoir une certaine garantie de transit car, comme nous le rappelle C.-L. MAYER, "on sait très bien contourner le pays, ce n'est pas très difficile". Pour les raisons que l'on imagine, les Allemands en sont écartés d'office. Il s'agit donc d'une participation franco-belge qui prend part au Conseil d'Administration des CFL qui se compose à l'époque de 11 Luxembourgeois, 5 Belges et 5 Français. Ce sont pour la plupart des représentants ministériels et des exploitants ferroviaires (SNCB et SNCF).
Grâce au plan Marshall en 1948, l'objectif est de réduire les importations de charbon destiné à la traction vapeur ; les Luxembourgeois militent plutôt pour la traction diesel. Alors qu'aucune grande ligne ne bénéficie encore de la fée électricité, beaucoup des réseaux industriels privés à voie normale (en particulier celui de l'ARBED) sont électrifiés. Pourtant, l'idée est déjà bien présente car l'Etat luxembourgeois recherche un client potentiel pour un projet de production locale d'électricité. C'est une véritable autonomie énergétique que recherche le pays et un projet de deux barrages et de centrales hydroélectriques est présenté pour compléter la production d'électricité des industries sidérurgiques ; il n'aura malheureusement qu'un aboutissement limité, le Luxembourg se tournant finalement vers ses voisins pour la fourniture de l'énergie électrique.
Dès 1951, Antoine WEHENKEL, futur Directeur des CFL, publie une étude très complète sur l'électrification du réseau en 3000 V. En effet, c'était le seul système proche disponible à cette époque où la SNCB projetait d'électrifier son artère Ardennaise (via Arlon). Cependant, le succès des diesels de ligne (séries 202, 203 et 204) remet en cause le projet de la SNCB et oblige les Luxembourgeois à reporter toute décision.
Au congrès de Munich en septembre 1953 une importante orientation est prise avec un fort impact sur le réseau du Grand Duché : l'électrification est décidée pour les lignes européennes à fort trafic parmi lesquelles figurent les axes de transit Belgique - Luxembourg - Suisse et Luxembourg - Thionville. Le gouvernement luxembourgeois opte alors pour financer ses infrastructures mais pas le matériel de traction.
Entre temps, les CFL adhèrent le 12 septembre 1952 au groupe d'études du 50 Hz en Lorraine et en Sarre (convention franco-allemande de février 1951) et la SNCB se décide enfin à électrifier les Ardennes (l'axe de l'Athus-Meuse n'est pas concerné et ne sera électrifié qu'en 2002). Les CFL se retrouvent alors confrontés au choix de la technologie : 3 kV continu belge ou 25 kV - 50 Hz français ?
Alors qu'il "fallait mettre les bouchées doubles" selon C.-L. MAYER, le choix du 25 kV suit rapidement pour deux raisons essentielles : l'assurance d'avoir des liaisons électrifiées avec la France par Longwy et Thionville et la conviction des ingénieurs luxembourgeois que le système à fréquence industrielle est une technique d'avenir. Mais d'après les archives qu'il a pu retrouver, le choix était réellement fait depuis quelques temps déjà : "M. GARREAU, i.e. le patron de la DETE SNCF, était, à mon avis, celui qui a eu l'influence, qui a eu des contacts avec les CFL et qui a pratiquement poussé les CFL au 50 Hz". Enfin, l'adhésion des CFL à la convention franco-allemande pour l'électrification en 25 kV allait dans ce sens.
En replaçant ce choix technologique dans le contexte de la participation franco-belge au sein du Conseil d'Administration des CFL, on comprend que les CFL se soient vus imposer des matériels développés par leurs voisins SNCB et SNCF.
Au final, ce sont donc les Français qui savent imposer leur système pour l'électrification. Le Grand Duché choisit donc le 25 kV - 50 Hz que la SNCF met en service de Thionville à la frontière le 16 septembre 1955. Mais comme la SNCB amène le 3000 V continu sur la ligne des Ardennes, vitale pour le trafic du pays, un point de jonction est donc à déterminer. Les CFL portent leur choix sur la capitale, Luxembourg, qui constitue alors la première gare commutable mise en service en 1956 (avant Dole en 1958 en France) : la branche vers Thionville est alimentée en 25 kV - 50 Hz et celle de 18 km vers Kleinbettingen l'est en 3 kV continu.

Z2014 Z2020
Arrivée en gare d'Esch-sur-Alzette du 6935 Athus - Luxembourg.  

Arrêt à Esch-sur-Alzette pour le 6709 Pétange - Rodange.


Développements du 25 kV


Lors de la première phase de l'électrification avec l'axe Arlon - Thionville, les CFL n'envisagent pas l'acquisition de matériel moteur spécifique, la SNCB et la SNCF assurant la traction électrique qui se trouve compensée par des prestations vapeur CFL dans chacun des pays. En revanche, l'achat de locomotives à 25 kV est décidé pour la mise en service de la seconde phase avec Longwy - Wasserbilig et les antennes de Rumelange et Dudelange en 1959. Le service technique des CFL porte alors son dévolu sur les CC 14100 de la SNCF car elles répondent bien aux besoins du trafic marchandises lourd.
En définitive, ce sont finalement vingt BB 3600, similaires aux BB 12000 SNCF (premières locomotives à redresseurs statiques au monde et produites en grande série) qui arrivent sur le rail luxembourgeois. Leur acquisition mérite que l'on s'y attarde car elle est étroitement liée aux relations franco-luxembourgeoises de la fin des années cinquante. La France ayant des velléités d'accès au Rhin depuis la Lorraine, elle constitue alors un important projet de canalisation de la Moselle. C.-L. MAYER précise qu'un accord est trouvé entre les deux pays : "le Luxembourg avait certains désavantages, surtout l'industrie luxembourgeoise était plus éloignée du canal que l'industrie sidérurgique française et il fallait trouver des compensations ; la compensation c'était la ligne électrifiée jusqu'à la Moselle, et la France a fourni à l'Etat luxembourgeois les vingt locomotives électriques". Les Français voulant livrer les machines au plus vite, les trois premières sont même prélevées directement dans un lot destiné à la SNCF.
Finalement propriétaire de ces engins offerts au pays, l'Etat luxembourgeois ne les reverse pas simplement à l'exploitant CFL mais les lui vend !
Les 3600 se montrent très robustes et efficaces durant de longues années de service. D'abord équipées de redresseurs à ignitrons qui "fonctionnaient bien, étaient très fiables mais nécessitaient beaucoup d'entretien", rappelle Charles-Léon MAYER, elles sont progressivement équipées de redresseurs au silicium à l'instar de leurs soeurs SNCF. Mais contrairement à ces dernières, les 3600 auront franchi le cap du vingt et unième siècle.
A partir de 1961, les électrifications marquent une pause de onze ans avant l'extension de la caténaire 25 kV sur le court tronçon à voie unique d'Audun-le-Tiche relié au réseau SNCF. 1974 est l'année de l'arrivée du 15 kV - 16 2/3 Hz de la DB jusqu'à une section de séparation située après Wasserbilig sur le territoire luxembourgeois. Enfin, 1981 voit la mise sous tension de la voie unique reliant Pétange à Luxembourg en attendant la modernisation de la ligne du Nord électrifiée en 2 x 25 kV (principe du feeder négatif à – 25000 V et autotransformateurs répartis sur la ligne) sur 70 km en 1993 (y compris l'antenne de Wiltz). Avec quasiment 270 km sous caténaire la quasi-intégralité du réseau CFL est donc maintenant sous caténaire et c'est la fin de la grande traction diesel : après la Suisse, le Luxembourg est le second pays dont le réseau est intégralement électrifié !
Pour suivre l'ensemble de ces opérations, les CFL ne commandent que du matériel moteur ou automoteur mono-courant alors que le réseau est limitrophe avec deux autres systèmes, 3 kV continu belge et 15 kV - 16 2/3 Hz allemand. Deux séries d'automotrices proches des engins SNCF sont mises en service : au début des années 1970 avec 6 unités de la série 250 dites "Moulinex" similaires à des Z 6100 SNCF réduites à deux caisses, puis avec 22 ensembles de la série 2000 de 1990 à 1992. Ces dernières sont la version 25 kV mono-courant de la grande famille Z2 de la SNCF (Z 11500). En complément de la série 250, les CFL créent une petite série de deux automotrices à 3 caisses en rachetant les Z 6169 et 6168 à la SNCF respectivement renumérotées 261 et 262.
Il faut attendre fin 1998 pour voir la mise en service des premières machines bi-courant 3/25 kV avec les BB de la série 3000, engins similaires aux T13 belges. Finalement, ce sont vingt engins bi-fréquence de la série DB 185 qui sont commandés à Bombardier. La première (185 519-6) a été livrée le 19 juillet 2003.

Série 13 à Esch-sur-Alzette
Exemple de circulation d'engins moteurs étrangers.
Tracté par deux séries 13 de la SNCB, ce train de fret traverse Esch-sur-Alzette le 19 juillet 2003. 


Quel avenir pour la traction électrique au Luxembourg ?


Alors que l'ensemble du réseau est désormais électrifié (représentant une dizaine de kilomètres, le tronçon Kleinbettingen – Steinfort est inutilisé et celui de Ettelbruck à Bissen sert uniquement d'embranchement industriel), de nouveaux problèmes apparaissent. Tout d'abord, du fait de la pénétration en territoire luxembourgeois de matériels étrangers (SNCB, SNCF et DB), les problèmes de compatibilité avec l'infrastructure sont particulièrement complexes à résoudre avant d'autoriser la circulation d'un engin avec toutes les exigences de sécurité et de fiabilité requises.
En parallèle, les CFL se retrouvent confrontés à une forte augmentation du trafic (40 % de trains de voyageurs en plus depuis 1990) et à la puissance élevée du matériel moteur moderne avec des conséquences récurrentes : disjonctions des sous-stations, chutes de tension en ligne, surintensités, violents appels de courant, impédance élevée et facteur de puissance médiocre (entre 0,6 et 0,7).
Cette situation difficile et l'arrivée prévue des BB série 3000 d'environ 5000 kW militent en faveur d'un plan de modernisation des installations fixes de traction électrique adopté le 26 mai 1996 en Conseil d'Administration des CFL.
Un projet de changement d'équipement sur la ligne des Ardennes est donc à l'étude mais le passage du 3 au 25 kV n'est pas sans poser quelques problèmes malgré de nombreux avantages : uniformité du 25 kV au Luxembourg donc du matériel et des connaissances du personnel CFL, installations de traction modernisées, suppression des 14 zones commutables de la gare de Luxembourg... L'axe est réellement stratégique pour le trafic en transit et les travaux y seront délicats ; par ailleurs, il est nécessaire de disposer d'un parc suffisant et adapté au monophasé côté SNCB qui emploie des engins mono-courant 3 kV jusqu'à Luxembourg. Dans un premier temps, le renforcement de l'alimentation 3 kV à Luxembourg-Hollerich et l'adaptation de la caténaire aux deux tensions ont été décidés.
Sur le réseau 25 kV, plusieurs options sont possibles. Tout d'abord le passage du 1 x 25 kV au système 2 x 25 kV qui éviterait une forte augmentation du nombre de sous-stations actuellement au nombre de trois. Ensuite, la construction d'une quatrième sous-station sur le site de Berchem est envisagée assortie de diverses adaptations des postes de traction existants et d'un redécoupage électrique apportant plus de souplesse en cas d'incident.
Après cinquante ans d'électrifications en 25 kV, le Luxembourg doit donc aujourd'hui adapter l'alimentation électrique de son réseau afin de faire face à un trafic local et trans-européen important assuré par du matériel récent et puissant. Cela reste indispensable si les CFL souhaitent conserver leurs atouts pour le trafic en transit alors que les décisions de Bruxelles favorisent le libre accès aux réseaux ferrés nationaux de l'Union Européenne.

BB 3600 CFL

Emblématiques du 25 kV luxembourgeois, les BB 3600 CFL sont similaires aux BB 12000 de la SNCF construites par MTE (SFAC et SW) de 1958 à 1960. Comme leurs sours françaises à leur livraison, elles étaient peintes en deux tons de bleu ; seules les plaques d'identification différaient : rouges pour les CFL, noires pour la SNCF. Plus tard, et après essais d'un "gris de Tolède" uniforme, les CFL préféreront une livrée bordeaux et jaune bien plus seyante que le vert de la SNCF.

Quelques caractéristiques :
  • 20 exemplaires ;
  • 120 km/h ;
  • 2470 kW ;
  • 15,200 m hors tampons ;
  • 84 tonnes ;
  • 4 moteurs à courant continu 1000 A sous 675 V ;

Un exemplaire de la série doit être conservé. Initialement prévue, la BB 3608 a finalement été ferraillée trop vite.

BB 3609 - Esch-sur-Alzette
19 juillet 2003 - Esch-sur-Alzette
BB 3609 haut-le-pied



Remerciements
  • Charles-Léon MAYER, Directeur Général adjoint honoraire des CFL - Ingénieur diplômé de l'Ecole Polytechnique Fédérale de Zürich ; 
  • Jean-Pierre STEFFEN, expert en histoire du parc marchandises des CFL - Association Dampflok 5519 ; 
  • Jean-François PICARD, CNRS - UMR 8560 Histoire des politiques de la Science. 

 

Bibliographie

  • "Le réseau électrifié luxembourgeois face aux besoins du XXIième siècle" - Henri WERDEL et Jeannot FURPASS - REVUE GENERALE DES CHEMINS DE FER - juillet/août 2001 ; 
  • "Histoire de la traction électrique" Tomes 1 et 2- Yves MACHEFERT-TASSIN, Fernand NOUVION et Jean WOIMANT- La Vie du Rail - 1980/1986 ; 
  • "Electrification et modernisation de la ligne du nord" - CFL - Bulletin de l'inauguration officielle - 1993 ; 
  • "Transfer" N°123 - Bulletin du groupement belge pour la promotion et l'exploitation touristique du transport ferroviaire - mars 2002 ; 
  • Site Internet : http://www.rail.lu/
 


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