ARCHIVCHEMINDEFERDes réquisitions de la Wehrmacht à la création du 'Pool EUROP'
une histoire de wagons de marchandises (1940 - 1950)
J.-F. Picard, reprint de Correspondances, n° 14, aout sept. 2004.
Compte tenu de la mitoyenneté des deux pays, on sait l'importance des relations franco-allemandes dans l'histoire des chemins de fer. C'est ainsi qu'au début des années 1950, la constitution d'un parc commun de wagons de marchandises, le 'pool EUROP', marque le terme d'une rivalité belliqueuse de plusieurs décennies avec l'installation en 1950 de la Communauté économique européenne. Mais l'histoire a débuté de triste manière. La France vaincue, à l'été 1940 la SNCF se retrouve placée sous l'étroite tutelle de la direction des transports militaires allemands (Wehrmacht Verkehrs Direktion), laquelle réquisitionne bientôt 35 000 wagons de marchandises. Pour ménager les susceptibilités de l'administration de Vichy, les Allemands expliquent que leur utilisation en dehors du réseau SNCF se fera selon les usages internationaux du temps de paix, c'est-à-dire en conformité avec la réglementation de l'Union internationale des chemins de fer (UIC), plus précisément selon le 'Regolamento Internazionale Veicoli' (RIV) qui réglait depuis 1922 l'échange des wagons entre réseaux européens. La SNCF en est réduite à objecter que le 'RIV' reposant sur un accord de gré a gré entre exploitants, l'argument mis en avant par l'occupant n'étant que l'alibi d'une véritable spoliation. Aussi multiplie t-elle des protestations aussitôt relayées par le gouvernement de Vichy auprès de la commission d'armistice. Au plus fort de la guerre, en 1942, l'Allemagne redoute de pâtir d'une pénurie de charbon provoquée par le manque de moyens de transport. Le Reichsminister de l'armement Albert Speer se rend à Paris pour négocier le prélèvement de 37 500 wagons supplémentaires, dont 25 000 tombereaux et 12 500 wagons plats. Simultanément à Berlin, le dr. Schultz du bureau central des wagons (DR Hauptwagenamt) propose la création d'une 'communauté européenne de matériel ferroviaire'. Sans suite immédiate, on l'imagine (l'histoire ne dit pas si l'intéressé fut amené à participer à l'élaboration du 'pool EUROP' une dizaine d'années plus tard). En 1943, les autorités d'occupation décident de verser cent millions de Reichsmark à la SNCF pour frais de location (!) de son matériel roulant, un dédommagement qui semble avoir été versé, au moins en partie.
Aout 1940 : matériel SNCF réquisitionné par la Reichsbahn stocké à Thionville (cl. J. Vial)
Octobre 1944 : tombereau SNCF victime d'un bombardement à Libau sur le front de l'Est
(cl. K. Wenzelburger)
Quoiqu'il en soit, à quelques mois de la Libération, près de 220 000 wagons, soit plus de la moitié du parc SNCF de 1939 a disparu, pour ne rien dire du nombre de locomotives et de voitures voyageurs déportées, voire des kilomètres de lignes déferrées. L'Allemagne vaincue et occupée à son tour sonne l'heure de reconstruire une Europe dévastée par la guerre. En 1947, un 'Comité des transports intérieurs européens' mis en place par l'UIC est chargé de rétablir la convention 'RIV' afin d'assurer la reprise des circulations internationales de marchandises, cependant qu'un comité technique international est chargé de localiser les wagons abandonnés par les Allemands dans les pays occupés. Ainsi, à l'issue de laborieuses négociations avec des réseaux nationaux confrontés à d'énormes problèmes de reconstruction, donc à une pénurie dramatique de matériel roulant, la restitution à leurs propriétaires d'environ 1,1 million de wagons dispersés à travers toute l'Europe est effectuée.
wagon SGW destiné à alimenter les centrales thermiques EDF (cl. sté. Arbel)
La création de la 'SGW' qui gére le parc de wagons minéraliers de la SNCF est une autre conséquence de guerre. En France, la Cie. des chemins de fer de l'Est avait constitué un parc important de wagons spéciaux destinés à assurer le trafic de trains complets pour la sidérurgie lorraine. Ces wagons à bogies souvent munis d'un dispositif de déchargement automatique, permettaient d'enlever chacun 40 tonnes de minerais. La Lorraine annexée par le Reich au lendemain de la défaite, les Allemands décident de séquestrer 700 de ces wagons. Pour éviter leur maintien outre-Rhin, en octobre 1940 la toute jeune SNCF obtient la responsabilité d'entretenir son parc de wagons minéraliers en créant la 'Société de gérance des wagons à grande capacité' (SGW). C'est ainsi que de 1940 à 1944, 6600 wagons 'SGW' ont pu demeurer au voisinage de la frontière. En 1946, la SNCF constate n'avoir perdu que 85 wagons SGW "...encore, en récupérons nous un, de temps en temps, ajoute son gérant, quoique généralement en triste état " (RGCF février 1951). L'année 1950 voit poser le premier jalon de la réconciliation franco-allemande lorsque le ministre Robert Schuman propose au chancelier Adenauer la création d'une Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA). Celle ci s'inscrit dans la perspective de la mise en commun des ressources économiques de la Lotharingie industrielle. Pour accompagner la mise en place de la CECA, la SGW décide de moderniser son parc et de diversifier les matériaux à transporter (houille, granuleux, ...) grâce à des commandes de wagons de 60 tonnes de charge utile qui permettront de former des trains de plus de 1300 tonnes sur la grande artère du Nord-Est récemment électrifiée.
Sur la ligne Valenciennes Thionville, une rame de wagons SGW pour le transport de minerai de fer (cl Y. Broncard)
Ce n'est qu'une première étape. Il s'agit ensuite d'élargir cette coopération européenne à l'ensemble du trafic marchandise. Le premier mai 1951, une convention passée entre la Deutsche Bundesbahn (DB), qui vient de succéder à la Reichsbahn en Allemagne de l'Ouest, et la SNCF institue le 'pool EUROP' de wagons de marchandises. Initialement, il s'agit de remédier au principal inconvénient de la convention 'RIV', celle-ci faisait obligation à chaque administration ferroviaire de renvoyer sans délai au réseau propriétaire les wagons étrangers amenés sur le sien, provoquant ainsi son retour à vide. Pour parer à cet inconvénient, la convention ‘EUROP’ substitue au renvoi individuel d'un wagon ayant quitté son réseau d'origine, la réalisation d'un équilibre numérique de leurs parcs respectifs, fondé sur le volume global de véhicules échangés entre les deux parties. C'est ainsi que des wagons allemands peuvent désormais être utilisés pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, en France et réciproquement des wagons SNCF sur le réseau de la DB, chacun des exploitants disposant ainsi en permanence d'un stock de wagons égal à celui dont il est propriétaire.
Le premier 'pool EUROP' concerne 100 000 wagons propriété pour moitié de la SNCF et de la DB. Comme les Français sont surtout importateurs de tombereaux, ils apportent au 'pool' trois couverts pour deux tombereaux, tandis que les Allemands lui fournissent un couvert pour quatre tombereaux. Les wagons plats ne sont pas inclus dans ce premier 'pool', leur trafic international étant jugé trop faible et leurs caractéristiques techniques trop disparates. Il est prévu que le matériel mis en commun portera une marque distinctive 'EUROP' appliquée au-dessus de la cartouche d'immatriculation du réseau propriétaire. Enfin, en cas de déséquilibre global entre les deux exploitants, la convention prévoit la perception d'une indemnité journalière de 3 francs par wagon, tandis qu'une clause définit les conditions de leur entretien en dehors du réseau propriétaire. En réalité, la clause indemnitaire ne semble guère avoir joué devant le succès de l'opération, car en terme de productivité le 'pool EUROP' montre très rapidement sa supériorité sur l'ancienne convention 'RIV'. Ainsi, un an à peine après son instauration, d'un commun accord, la DB et la SNCF préconisent son extension aux autres réseaux européens. Une conférence organisée à Paris en janvier 1953 réunit les ministres des transports de huit pays, outre les promoteurs français et allemands, des représentants autrichiens, belges, danois, italiens, hollandais, luxembourgeois, suisses, qui décide l’extension du pool aux grands réseaux d'Europe de l'Ouest. À dater de 1954, le parc 'EUROP' compte 152 700 véhicules grâce à l'apport de 4500 wagons des chemins de fer fédéraux autrichiens (ÖBB), 19 500 de la SNCB belge, 600 de la DSB danoise , 15 000 des F.S. italiens, 1250 des CFL luxembourgeois, 3750 des NS (hollandais), 4100 wagons des chemins de fer de la Sarre (dont 3500 tombereaux), enfin de 4000 des Chemins de fer fédéraux suisses. Désormais, un wagon 'DB-EUROP' déchargé à Paris-La Chapelle peut être renvoyé avec un nouveau chargement à Rotterdam ou à Milan, ainsi « les wagons du pool EUROP perdent en quelque sorte leur nationalité, mais seulement du point de vue de leur utilisation » explique le chef de la Division mouvement-marchandise à la SNCF dans la RGCF (avril 1954).
Dans les années 1960, ce train de desserte sur une petite ligne de Seine et Marne inclut derrière le couvert 'K' de la SNCF un wagon DB immatriculé EUROP (cl. G. Laforgerie)
Sur la ligne du Bourbonnais, un train de marchandise à l'époque de la vapeur. On note, encadrant le wagon citerne, deux tombereaux, l'un français l'autre allemand, tous deux inscrits au pool EUROP (cl. Y. Broncard)
Evidemment, la création du 'pool EUROP' a renforcé le souci de standardiser le matériel roulant. À l'exposition des transports du Munich en 1954, la DB annonce son intention de mettre à profit les règles d'unifications édictées par L'office de recherche et d'essais (ORE), un nouvel organisme créé par l'UIC en 1948, pour intégrer directement ses nouveaux wagons dans le 'pool EUROP'. La standardisation UIC-ORE se veut souple, elle porte sur l'architecture générale des wagons, c'est-à-dire leur châssis et leur ossature et ne préconise que l'interchangeabilité (et non l'unification) des pièces annexes comme les commandes d’appareils de sécurité et les apparaux de signalisation. Néanmoins, ce souci de normalisation conduit à modifier la conception des attelage. Traditionnellement, le matériel roulant marchandise de la SNCF était conçu pour la traction discontinue, une disposition où l'effort de la locomotive est transmis au train par l'entremise du robuste châssis des wagons qui composent le train. Les attelages desserrés, cette disposition permettait de décoller une rame, wagon par wagon, donc d'exercer un effort de traction modéré sur les attelages. Désormais, l'UIC-ORE recommande l'adoption de la traction continue, un dispositif par lequel une 'tige de traction' lie rigidement les attelages de chaque wagon. L'effort de la locomotive transmis au train via une véritable chaîne nécessite un démarrage en bloc du train, mais cette disposition permet d'alléger la construction, donc de diminuer la tare du matériel remorqué.
(S. et V., hors série 'chemins de fer 1952')
L'UIC-ORE prévoit la standardisation de six types de wagons. Deux couverts sont envisagés selon l'importance de leur volume de chargement (50 ou 60 m3) inspirés des nouveaux 'Gmhs' de la DB. Deux types de tombereaux sont prévus pour 30 tonnes de charge utile, les premiers dits 'courts ' (4,5 mètres d'empattement) issus du type 'T' SNCF (OCEM 1929) avec leurs quatre portes de chargement et leurs parois hautes, disposition préférée des chemins de fer belges et français, les seconds du type 'long' (9 mètres hors tampons) sur le modèle des tombereaux 'Omm' de la DB, munis de parois plus basses et de deux larges portes. Enfin, les wagons plats obtiennent leur qualification 'EUROP' autour de véhicules à deux essieux de 20 tonnes de charge et 25 m2 de surface de chargement. Bien entendu, la situation a encore évolué par la suite à la fois dans le sens des volumes transportés, comme d'une standardisation de plus en plus poussée qui rend parfois difficile, aujourd'hui, l'identification de la nationalité d'un wagon de marchandises.